Supplément familial de traitement, le privilège fossile des agents publics
Le Premier ministre se félicitait il y a quelques jours du vote de la modulation des allocations familiales, signe pour lui d'une grande avancée de la « justice sociale », une fois de plus invoquée à la rescousse du budget de la Nation. Parlons-en justement, de cette justice sociale, à l'occasion du supplément familial de traitement (SFT) dont bénéficient les fonctionnaires et agents publics en général. Ce supplément familial fait exactement double emploi avec les allocations familiales que perçoivent en outre ces agents publics. Il pose deux problèmes, l'un qui provient de son caractère proportionnel au traitement, alors qu'au contraire les allocations disparaissent presque maintenant au-dessus d'un certain salaire. On peut penser que cette question devra enfin être réglée compte tenu de son injustice criante. Mais l'autre tâche, beaucoup plus ardue, est celle de la suppression du SFT, à laquelle nos édiles ne paraissent pas du tout disposés à s'atteler.
Petit rappel historique
Le SFT remonte loin dans le temps. Ce sont d'abord les entrepreneurs privés qui ont, à la fin du XIXème siècle, mis en place des systèmes de sursalaire familial, devenus obligatoires en 1932 en tant qu'allocations familiales. C'est en 1941 que le régime de Vichy institua le SFT pour faire bénéficier le secteur public d'un système équivalent. Supprimé en 1944, le SFT fut rétabli en 1945, mais il subsista quand les allocations familiales furent généralisées à tous, y compris aux fonctionnaires, faisant donc double emploi. Ajoutons que le fonctionnaire ne cotise pas, ni pour le SFT (c'est un élément du traitement), ni pour les allocations familiales (prises en charge par l'État).
Le coût du SFT pour l'État n'est pas bien établi. Pour l'IGAS il serait, pour le SFT stricto sensu, de 1,5 milliard d'euros, pour la Cour des comptes de 1,3 milliard.
Le SFT est une incongrue prestation, proportionnelle au traitement
Le fonctionnaire bénéficie en effet d'une part fixe et d'une part proportionnelle égale à 3% du traitement pour 2 enfants, 8% pour 3 enfants et 6% par enfant supplémentaire (avec un plafonnement). En pleine contradiction avec les allocations familiales, maintenant à deux titres : d'abord parce que ces dernières ont toujours été forfaitaires (égales pour tout le monde) et le restent, ensuite parce qu'elles sont maintenant « modulées » à la baisse en fonction du salaire, à l'inverse du SFT.
Le tableau ci-après montre les prestations dont bénéficient respectivement salariés du privé et agents publics et ce en fonction de leurs revenus professionnels et du nombre d'enfants.
Lecture : avec un traitement de base de 9.000 euros par mois et plus sans limitation, un fonctionnaire parent de 4 enfants percevra 598 euros par mois (7.176 euros par an) au titre des enfants, un salarié du secteur privé dans la même situation 115 euros.
De telles anomalies sont criantes. Elles sont d'ailleurs régulièrement dénoncées, notamment par la Cour des comptes et l'Observatoire des inégalités, qui juge la SFT « archaïque et inégalitaire », et sa forfaitisation est partout préconisée. On peut penser que cette fois on s'attellera au moins à cette forfaitisation que le gouvernement précédent n'a pas réussi à instituer malgré ses efforts. Mais le problème n'est pas là, car aucun de ces organismes ne met en cause la survivance même de ce privilège.
Quid de la suppression totale du SFT ?
C'est cela la véritable réforme qu'il faut engager.
La secrétaire d'État à la famille, Laurence Rossignol, a déclaré exclure toute mise en cause du SFT au motif qu'il constituait un élément du traitement du fonctionnaire, et non un élément de la politique familiale, à la différence de l'allocation familiale versée notamment au salarié du secteur privé. Elle s'oppose à faire baisser ce traitement, en ajoutant que du fait de la modulation des allocations familiales, ces salariés du privé « ne voient pas leur salaire baisser ». Argument superficiel à rejeter. Dans ce cas en effet, on peut suggérer à la secrétaire d'État de supprimer le bénéfice des allocations familiales aux fonctionnaires et de leur conserver celui du SFT, ça ne touchera pas à leur revenu !
La secrétaire d'État trouve que le problème à régler est plutôt celui de l' « intégration » du SFT dans le traitement. Il faudra lui demander ses idées sur la question, car le SFT n'est, comme les allocations familiales, versé qu'à un seul des parents. La vérité, c'est qu'il s'agit exactement de la même chose, et que comme l'a indiqué la Cour des comptes, la SFT fait « double emploi » avec les allocations, et les distinguer au prétexte que les premières ne sont pas versées par les Caisses de Sécurité sociale est purement artificiel [1]. La seule chose qui ne soit pas artificielle est que le SFT est imposable, mais cela ne l'empêche pas de faire double emploi.
On le voit bien d'après sa genèse historique, le SFT est un privilège fossile qui aurait dû être supprimé dès l'institution des allocations familiales dites universelles, et qui ne l'a pas été dans le contexte bien connu de l'époque. Et maintenant, c'est bien entendu devenu une « conquête sociale », traduisez un acquis sur lequel on ne saurait revenir. Les allocations familiales « universelles » n'en étaient-elles pas elles aussi, mieux, un principe fondamental de notre protection sociale ?
Certains, convaincus par l'argument selon lequel le SFT est un élément du traitement – comme l'indemnité de résidence ou les diverses bonifications [2] - voient plus grand, et, plutôt que de s'attacher à discuter des divers privilèges un par un, plaident pour l'abolition du statut de la fonction publique dans son entier et une totale remise à plat. Ce sera à terme le chemin à suivre. Mais en attendant de satisfaire cet ambitieux programme, il faut insister sur le fait que le SFT, ce n'est pas de la « justice sociale », bien au contraire, et que, tout élément de salaire qu'il soit, il doit disparaître comme tout privilège injustifié depuis près de 70 ans.
Nous voici encore confrontés à la question « des droits acquis ». Les plus aisés qui paient aussi le plus de cotisations famille, la tête basse, consentent à la modulation des allocations familiales – alors qu'il ne s'agit pas d'un droit acquis. Il n'est pas supportable qu'en outre ils doivent le faire en consacrant par ailleurs le maintien d'un prétendu droit acquis au mépris de toute justice sociale, cette même justice sociale que l'on sert à tout propos, et ici particulièrement mal à propos.
[1] Alors que les prestations sociales peuvent être rognées sans vergogne ni préavis, les salaires seraient sacro-saints au motif qu'ils sont la conséquence du contrat de travail passé entre l'agent et l'administration. Mais les prestations sociales participent de façon très importante de la redistribution des revenus comme les salaires participent de leur distribution primaire, et les deux ont la même signification économique. Ajoutons que si les fonctionnaires ont l'assurance de la stabilité de leur emploi et de leur salaire, il n'en va pas de même pour les salariés du privé…
[2] On rappellera, comme l'a fait l'IGAS dans son rapport de 2010 « Bilan et perspectives du supplément familial de traitement », qu'il faut ajouter 1 milliard d'euros à ces dépenses de protection sociale pour tenir compte des avantages assimilés au SFT, et que la fonction publique bénéficie de beaucoup d'autres avantages : frais de garde d'enfants dans les collectivités locales et les hôpitaux, chèques CESU gratuits, allocations de naissance, centres de vacances…