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Projet de loi El Khomri : une révolution en marche ?

Nous n’avons pas trop d’occasions de nous réjouir des initiatives du gouvernement pour ne pas reconnaître le courage avec lequel il s’attaque à une véritable réforme du droit du travail. Il agit d’ailleurs sans se faire d’illusion sur l’opposition systématique des syndicats qu’il rencontrera, ainsi que sur les batailles parlementaires qui se profilent, au point de devoir ressortir l’arme du 49-3. Toutefois, nous devons regretter les imperfections d’un projet qui ne va pas aussi loin  que ses auteurs le voudraient probablement. Ainsi, il faut encore mettre un point d’interrogation sur cette réforme.

Compte tenu de l’importance d’un texte qui n’est d’ailleurs pas publié dans son dernier état, nous nous sommes bornés à traiter des cinq sujets qui nous paraissent les plus importants. 

La compétence des entreprises pour déroger aux règles de rang supérieur

Oui !

C’est l’axe de pensée fondamental de la réforme envisagée, d’ailleurs déjà visible depuis 2008 avec la loi du gouvernement Sarkozy sur le dialogue social, et poursuivi par le gouvernement Hollande. Contrairement au principe soutenu par les syndicats comme la CGT, la loi n’a pas à être la même pour tous quand elle rentre dans le détail du fonctionnement des entreprises éminemment diverses. A terme d’ailleurs cela devrait aider le législateur à être moins  « bavard », pour reprendre l’expression du président du Conseil constitutionnel. Il n’est pas possible de connaître dès à présent les domaines exacts où s’appliquera cette faculté, car le projet de loi ne modifie pour le moment que des parties restreintes du code du travail, à savoir en priorité le temps de travail. Mais c’est en marche.

La grande incertitude

Le comportement des syndicats à qui seront proposés des accords d’entreprise dérogatoires. On sait que, autant les syndicats font preuve de rigidité extrême au niveau des centrales nationales, autant en principe (mais il y a des exceptions, cf. Goodyear…) ils sont plus flexibles au niveau de l’entreprise. La réforme va donc dans le bon sens à ce sujet, mais risque quand même de ne pas produire beaucoup d’effets, surtout que la règle des 30% de syndicats favorables a été durcie pour passer à 50%, même si un référendum d’entreprise à la majorité permettra dorénavant de passer outre à l’opposition d’une majorité de syndicats.

A revoir

  • L’ouverture de la décision de référendum aux seuls syndicats minoritaires, à l’exclusion du chef d’entreprise lui-même. Il est paradoxal de voir ce dernier transformé en arbitre extérieur impuissant d’une décision à l’origine de laquelle il se trouve par définition. C’est bancal, et signe de l’indécrottable méfiance à son égard.
  • Dans les entreprises sans représentants du personnel, l’obligation faite au chef d’entreprise de devoir négocier avec un mandataire des salariés désigné par les syndicats représentatifs au niveau de la branche, par définition absents de l’entreprise.

Le temps de travail

Oui !

La faculté donnée aux accords d’entreprise

  • pour modifier la durée hebdomadaire du travail (jusqu’à 60 heures semblerait-il),
  • de ne pas avoir à solliciter l’autorisation de l’inspection du travail, inutile, très rarement accordée et de toute façon tardive
  • d’instaurer les forfaits jours pour tous, ce qui est de nature à faire oublier les 35 heures.

A revoir

La durée légale de 35 heures, qui maintient la nécessité de payer les heures supplémentaires majorées d’au moins 10% dès la 36 ème heure. On rappelle ici l’augmentation considérable du coût du travail qui continue d’en être la conséquence par comparaison avec les salaires, smic compris, versés dans les pays étrangers pour une durée de travail égale. La loi pourra toutefois être modifiée sur ce sujet, la durée de 35 heures ne constituant évidemment pas un principe fondamental de valeur constitutionnelle.

Les accords de maintien dans l’emploi

Oui !

  • Il s’agit de l’extension aux accords dits « offensifs » des dispositions figurant déjà dans la loi depuis 2014 et concernant les accords « défensifs » de maintien dans l’emploi pour le cas où les entreprises se retrouvent en grande difficulté. Ces accords permettent de faire varier temps de travail et salaires et s’imposent à tous les salariés.
  • Il s’agit aussi de la qualification de licenciement pour cause personnelle, dans laquelle la cause réelle et sérieuse est réputée, qui s’imposera au salarié et au juge en cas de refus par le salarié d’être lié par la majorité.

Cette disposition très importante rapproche le droit français du droit allemand en matière de flexibilité.

A revoir éventuellement

Les conditions d’application de cette disposition lorsque le texte aura été voté.

Le plafonnement des dommages et intérêts en cas de licenciement déclaré abusif

Oui !

Lorsque les tribunaux auront jugé qu’un licenciement est sans cause réelle et sérieuse, ils ne pourront pas accorder aux salariés plus de dommages et intérêts que ce qui correspond au barème légal déterminé en fonction  de l’ancienneté dans l’entreprise. En pratique, de 3 mois au moins, jusqu’à 2 ans de présence, à 15 mois de salaire au plus (plus de 20 ans de présence). Cette disposition est de nature à tempérer les recours des salariés, souvent excessifs. Les grands licenciements donnent souvent lieu à des accords de compromis pour des sommes très supérieures dans le cadre des plans sociaux.

A surveiller

Les exceptions à l’application du plafonnement qui risquent de ne pas être rédigées de façon suffisamment stricte, et donner lieu trop systématiquement à des litiges.

Le licenciement économique

C’est sur ce sujet que la réforme est la plus emblématique, et la plus combattue par les syndicats, toujours prompts à contester les compressions de personnel même lorsqu’elles sont indispensables, voire même après faillite (cf. le cas Mory-Ducros), les actionnaires étant systématiquement accusés de se distribuer des dividendes sur le dos des travailleurs.  C’est d’ailleurs toute la difficulté que rencontrent les tribunaux dans l’application de l’article 1233-3 du Code du travail, au point que la loi est devenue illisible et incertaine. La jurisprudence admet les licenciements motivés par la « sauvegarde de la compétitivité », mais l’application du principe en pratique est source d’infinies incertitudes et conflits.

La grande incertitude de la jurisprudence

Les commentateurs ont cru voir dans l’arrêt de la Cour de cassation, Vidéocolor, du 5 mai 1995, une avancée jurisprudentielle quant au motif du licenciement. En l’occurrence la société avait procédé à une délocalisation de l’activité à l’étranger. L’analyse de la Cour relève que « lorsqu'elle n'est pas liée à des difficultés économiques ou à des mutations technologiques, une réorganisation ne peut constituer un motif économique que si elle est effectuée pour sauvegarder la compétitivité du secteur d'activité ; qu'enfin, les possibilités de reclassement des salariés doivent être recherchées à l'intérieur du groupe parmi les entreprises dont les activités, l'organisation ou le lieu d'exploitation leur permettent d'effectuer la permutation de tout ou partie du personnel…Il résulte de la fermeture d'un établissement de la société et de l'exercice de l'activité sur d'autres sites, notamment à l'étranger, dans un milieu différent, que les emplois des salariés dudit établissement ont été supprimés. Dès lors, le licenciement de ceux de ces salariés, non protégés, qui ont refusé une mutation dans un autre établissement repose sur une cause réelle et sérieuse ».

Mais en 2011, deux décisions interviennent, faisant suite à des licenciements motivés par un refus de modification de contrats de travail devenus obsolètes, modification que les cours d’appel avaient pourtant expliquée par la nécessité de définir de « nouvelles orientations stratégiques », alors que « la part de marché de l’entreprise ne cessait de s’éroder depuis 1995 » (!) sous l’effet de la concurrence. La Cour de cassation casse les arrêts des cours d’appel qui avaient justifié les licenciements, leur reprochant d’avoir insuffisamment caractérisé l’existence de difficultés économiques au niveau du groupe.

Délocalisation admise dans un cas, réorganisation des contrats de travail rendue nécessaire par des années d’érosion de l’activité française refusée dans l’autre. Un chef d’entreprise peut-il comprendre la logique de ces solutions, et être capable de fonder son action avec le minimum de certitude sur lequel il est en droit de compter ?

La proposition de l’iFRAP a été de rédiger ainsi l’article 1233-3 du Code du travail : « Constitue un licenciement pour motif économique le licenciement effectué par un employeur pour un ou plusieurs motifs non inhérents à la personne du salarié résultant d’une suppression ou transformation d’emploi ou d’une modification refusée par le salarié, d’un élément essentiel du contrat de travail, consécutif notamment à des difficultés économiques ou à des mutations technologiques, à la réorganisation de l’entreprise ou à une ou plusieurs suppressions de postes motivées par le souci de maintenir la rentabilité de l’entreprise ou de l’établissement concerné, ou par l’adaptation à de nouvelles conditions de marché ou de production, ou encore par la réorientation des activités de l’entreprise. L’employeur est seul juge de l’opportunité de procéder à cette réorganisation ou à ces suppressions de postes et de la façon d’y procéder. » ( Le texte en italique correspond aux additions proposées par l’iFRAP au texte actuel de la loi).

Oui !

  • Le projet de loi insère dans la loi la référence jurisprudentielle à la « sauvegarde de la compétitivité », mais nous avons indiqué que ce terme restait vague et susceptible d’interprétations contradictoires.  La véritable addition du projet de loi consiste à ajouter comme fait justificatif une baisse des commandes ou du chiffre d’affaires  plusieurs trimestres consécutifs, en comparaison à la même période de l’année précédente ; soit des pertes d’exploitation pendant plusieurs mois ; soit une importante dégradation de la trésorerie, ou tout élément de nature à justifier de ces difficultés.
  • Par ailleurs dorénavant les licenciements dans l’établissement français d’un groupe international seraient justifiés sans considération du fait que d’autres établissements du même groupe dans le même secteur d’activité et situés à l’étranger seraient bénéficiaires et que le secteur dans son ensemble soit aussi bénéficiaire. Cette disposition vise à combattre une règle d’origine purement jurisprudentielle et qui était franchement injustifiée dans la mesure où elle signifiait que les établissements étrangers avaient pour mission de combler les pertes subies en France.

Hum !

Nous accordons aux auteurs du projet de loi de faire preuve de bonne volonté en ajoutant des causes, qui sont d’ailleurs fortement inspirées d’une modification de la loi espagnole. Mais nous trouvons l’addition maladroitement rédigée. Elle enserre le chef d’entreprise dans des conditions strictes de nature mathématique et objective, qui au surplus n’ont pas nécessairement de rapport avec les situations où la réorganisation s’impose. D’autre part, et cela est une grave incompréhension, elle conditionne la réorganisation à des « difficultés », et pire encore, à des difficultés constatées depuis un certain temps, alors que la mission du chef d’entreprise, comme de tout dirigeant, est de prévoir et d’agir avant que le dommage soit intervenu. Enfin, elle méconnaît généralement la raison d’être du dirigeant de prendre des décisions d’ordre stratégique qui n’ont rien à voir avec les résultats financiers immédiats ou passés, mais est du ressort de l’imagination créatrice qui impose de pouvoir détruire pour reconstruire plus fort. Autrement dit, le texte proposé ne brise pas avec le contre-sens de la loi et de la jurisprudence actuelle, et se situe toujours dans la protection des salariés, même lorsque l’intérêt du développement de l’entreprise, et donc de son emploi, commanderait le contraire.

Nous restons  très sceptiques sur le fait que la modification proposée serait finalement de nature à changer une jurisprudence traditionnellement hostile au principe de « destruction créatrice » bien connu.

A revoir

Outre les problèmes de rédaction de l’article 1233-3 que nous venons de signaler, et à titre de mesure complémentaire, il est indispensable de modifier les obligations de reclassement de l’entreprise en cas de licenciement suivi d’un plan de sauvegarde de l’emploi, qui peuvent être, toujours sous l’empire d’une jurisprudence extraordinairement exigeante, d’une lourdeur telle qu’elle fait naître chez l’employeur des craintes pires que celle de devoir payer des dommages-intérêts pour licenciement abusif.