Actualité

Oui, il faut normaliser les licenciements !

Une partie essentielle du débat entre les gauches sur la « loi travail » porte sur les mesures de facilitation des licenciements, les contestataires arguant qu’il est paradoxal de vouloir lutter contre le chômage en rendant les licenciements plus faciles. De façon moins sommaire, ces contestataires nient qu’il soit difficile de licencier et que la crainte des recours judiciaires soit fondée. Nous combattons ces arguments qui reposent sur une appréciation biaisée des faits. Et nous nous étonnons du refus des contestataires de s’adresser à la question de la dualité du marché du travail, à laquelle la loi travail cherche avant tout à s’attaquer. Mais les réformes proposées par la loi travail n’épuisent pas le sujet de la peur de l’embauche. Pourquoi ne pas proposer, à l’instar de la loi allemande, et même de façon expérimentale, qu’une partie de la protection contre le licenciement ne s’applique pas aux petites, ou très petites entreprises ?

C’est dans une tribune parue dans Les Echos du 17 avril 2015 que nous trouvons exprimés clairement les arguments combattant l’idée de simplifier les licenciements[1]. Nous en extrayons les trois passages les plus significatifs des trois assertions que nous entendons réfuter.

Première assertion

« La crainte du recours est infondée : le taux de recours contre les licenciements économiques est très faible ».

Du point de vue de l’employeur, il faut prendre en considération le taux total de recours contre les licenciements quelle que soit leur cause. Le nombre de licenciements économiques n’est en effet pas significatif, précisément parce que leur difficulté est telle que les entreprises, surtout les TPE et les PME, n’y recourent pas[2], préférant soit embaucher en CDD, soit licencier les titulaires de CDI soit pour faute, même grave, non justifiée[3], soit en utilisant la rupture conventionnelle, qui a eu au moins l’avantage d’éviter de recourir à des subterfuges tels que les griefs inventés pour justifier les licenciements mais est encore très loin de se substituer à ces derniers. C’est ainsi que sur les 700.000 licenciements annuels environ (672.500 en 2013), seuls 15% (100.000 en 2013) correspondent à des licenciements économiques, le reste à des licenciements individuels, tandis que l’on dénombrait 321.000 ruptures conventionnelles en 2013.

En revanche, le nombre de recours judiciaires contre les licenciements est très élevé en France comme le montrent les statistiques du ministère de la Justice :

Nombre d’affaires contentieuses (2013)

Total des demandes

206.039

100%

Demandes formées par les salariés ordinaires

194.700

94,5%

Demandes liées à la rupture du contrat de travail

191.302

92,8%

 

Contestation du motif du licenciement

160.929

78,1%

 

Motif personnel

157.436

74,4%

Nombre de licenciements pour motif personnel

Environ 572.000

 

Contestations/licenciements pour motif personnel

 

Environ 27,5%

Motif économique

3.493

1,7%

Nombre de licenciements pour motif économique

Environ 100.000

 

Contestations/licenciements économiques

 

Environ 3,5%

Pas de contestation du motif de licenciement

30.373

14,7%

Source : ministère de la Justice

On remarque ainsi que au total presque un licenciement sur quatre quelle qu’en soit la cause (161.000 sur 672.500) donne lieu à recours contentieux, ce qui est considérable et évidemment de nature à désinciter fortement à l’embauche.

Ce constat est corroboré par les rapports du CEPEJ (Commission Européenne Pour l’Efficacité de la Justice). Celui de 2014 sur les données de 2012 (le rapport de 2016 n’étant pas encore disponible), fournit les statistiques suivantes sur les affaires concernant les seuls licenciements du secteur privé :

Affaires de licenciement (2012)

 

France

Espagne

Allemagne

Royaume-Uni

Affaires nouvelles

124.434

147.404

101.369

49.035

Affaires nouvelles pour 100.00 hab.

190

320

126

87

% de procédures d’appel

60%

ND

3%

ND

Durée des procédures (jours)

Première instance

543

ND

ND

ND

Totalité de la procédure

838

ND

ND

ND

Source : CEPEJ

On remarque en particulier que le nombre d’affaires nouvelles pour 100.000 habitants, donc le taux de conflictualité, suit le taux de rigidité du droit du travail. Très élevés en Espagne à l’époque, ces deux taux sont aussi nettement plus élevés en France qu’en Allemagne et surtout qu’au Royaume Uni. Par ailleurs la durée moyenne des procédures est quasiment rédhibitoire en France[4], raison pour laquelle la loi Macron de 2015 a tenté une réforme de la procédure sur ce point. On apprécie d’ailleurs que les auteurs que nous citons reconnaissent que « les délais de traitement des affaires posent en revanche un problème insupportable ».

On ne saurait certainement pas dire dans ces conditions que la « crainte du recours est infondée » : c’est tout le contraire qui est vrai (voir ci-dessous encadré sur l'affaire Desseilles).

La faillite de l’entreprise Desseilles Laces et les tueurs d’emploi imperturbables.

C’et une affaire qui est sous les feux de l’actualité. Cette entreprise du Calaisis, l’un des trois derniers dentelliers du Nord, 74 salariés et une soixantaine de sous-traitants, est condamnée à la liquidation judiciaire par une décision du tribunal administratif de Lille de décembre dernier dans un contexte surréaliste qui est la conséquence d’un mécanisme procédural auquel personne ne songe à remédier. Reprise en 2011 par des cadres à la suite d’un premier dépôt de bilan, l’entreprise fait face à de nouveaux problèmes de trésorerie fin 2012, est placée sous redressement judiciaire et est contrainte de se séparer de 9 salariés. Ce qui reçoit l’accord du tribunal de commerce, de l’inspection du travail et du ministère du travail.

Mais il se trouve que parmi les salariés licenciés, 5 sont salariés « protégés ». Ils attaquent pour non-respect de la procédure et défaut de reclassement ( !). En décembre 2015, deux ans et demi plus tard, le tribunal administratif de Lille (compétent sur appel de la décision administrative du ministère du travail ayant validé les licenciements des salariés protégés), annule cette décision et décide la réintégration de ces salariés, avec paiement rétroactif des salaires, pour un coût qui sera compris entre 700.000 et 1 million d’euros (chiffre d’affaires de l’entreprise en 2014 : 8,5 millions). L’apporteur de capitaux chinois se retire, et le tribunal de commerce vient de convertir le redressement en liquidation. Un nouvel investisseur chinois est actuellement sur les rangs, mais il conditionne son entrée à l’abandon des condamnations…

On trouve réunies ici toutes les tares du système français : insécurité totale d’une procédure pourtant approuvée par les plus hautes autorités, dualité de compétences juridictionnelles (ah, cette compétence administrative, stupide spécificité française napoléonienne sur la sellette depuis des dizaines d’années, justifiant l’existence du Tribunal des conflits, censée être la plus haute juridiction de France parce que sa seule raison d’être est de déterminer si un contentieux relève des tribunaux judiciaires ou administratifs !), lenteur de la justice, procédure kafkaïenne, rôle des syndicats toujours empressés de continuer imperturbablement leur action mortifère pour les entreprises et l’emploi, incapacité apparente du législateur, malgré la réforme intervenue en 2013, à remédier à un système absurde…

Deuxième assertion

« Les juges seraient incapables de prendre en compte les contraintes auxquelles fait ou fera face l'employeur. L'argumentaire n'est pas nouveau. Mais l'analyse n'était pas fondée hier, comme le montre une abondante jurisprudence (arrêt SAT ou Pages Jaunes) qui a validé les licenciements ayant pour vocation de réorganiser de façon anticipée l'entreprise ».

Les arrêts cités sont loin d’avoir la portée que les auteurs leur prêtent. L’arrêt « SAT » déclare les licenciements intervenus sans cause réelle et sérieuse, et donc ne les valide pas. Dans cette affaire, la Cour de cassation a certes admis qu’une réorganisation était justifiée, mais en retenant que la direction de l’entreprise disposait d’un éventail de trois solutions, elle lui a reproché de n’avoir pas favorisé celle qui permettait de se séparer du plus petit nombre de salariés, et a donc taxé d’abusif son choix. Ce faisant, elle se substituait au chef d’entreprise dans la détermination de sa décision stratégique, reniant le principe de « l’employeur seul juge » qu’elle prétend à tort respecter, comme si l’employeur était tenu de retenir systématiquement la solution la moins coûteuse en emplois, critère par principe supérieur à tous les autres. L’arrêt SAT est donc gravement négatif des prérogatives du chef d’entreprise.

Quant à l’arrêt « pages jaunes », outre le fait qu’il est exceptionnel dans la production de la Cour de cassation, il n’est pas inutile de rappeler qu’il n’avait… pas pour objectif de justifier un plan social ! Le conflit était né du fait que les mutations technologiques du secteur rendaient obsolètes les méthodes de rémunération des agents commerciaux, ce qui obligeait l’entreprise à imposer une modification du contrat de travail. Aucune mesure de licenciement, n’était prévue, mais l’entreprise était contrainte de se séparer de ceux qui refuseraient cette modification, ce que la Cour de cassation a admis. Il y a plus qu’une nuance de différence par rapport au cas où l’employeur cherche d’emblée à licencier, et la portée de l’arrêt en est très limitée. Par ailleurs, la contrainte exercée par la mutation technologique était en l’espèce d’une évidence rarement rencontrée en pratique.

En réalité, la jurisprudence de la Cour de cassation est très exigeante, imposant à l’employeur d’établir irréfutablement les difficultés économiques invoquées et la gravité de ses conséquences pour l’entreprise au plan de la compétitivité, et à considérer comme automatiquement abusif tout licenciement qui serait prononcé en l’absence de cette preuve, ou qui ne répondrait qu’à la volonté de maintenir la rentabilité de l’entreprise, objectif considéré comme non valable aux yeux des juges.   

Troisième assertion

« La cause de l'emploi n'a donc rien à gagner du rétrécissement continu des droits des salariés. Surtout, l'acharnement de certains économistes sur le droit du licenciement contribue à retarder la prise en compte des causes véritables du chômage : une modération salariale qui ne permet pas de soutenir la consommation, des compensations salariales inefficaces (RSA activité), un affaiblissement de la redistribution, un positionnement de gamme indécis, une gouvernance des entreprises trop peu démocratique »

On laissera aux lecteurs le soin d’apprécier la crédibilité de cette assertion idéologique péremptoire suivant laquelle il faut imputer le chômage à l’insuffisance des salaires et de la redistribution, dans un pays où la coût du travail constitue un obstacle évident à la compétitivité des entreprises… pour recadrer la problématique du projet de loi telle que ses auteurs la définissent : il s’agit essentiellement de lutter contre la spécificité du marché du travail français, à savoir la dualité « insiders » et « outsiders », et l’opposition entre travailleurs précaires, contraints au mieux à se contenter de CDD successifs, et bénéficiaires de CDI – ou titulaires d’emplois à vie ajouterons-nous. Comme nous l’avons indiqué, il s’agit de vaincre la crainte de l’embauche qui concerne surtout les personnes les plus éloignées de l’emploi en leur permettant d’avoir plus facilement d’emblée accès à des CDI. De cela il n’est pas discuté par les auteurs que nous avons cités, qui ne présentent aucune proposition pour remédier au problème (sauf d’augmenter les salaires, ce qui aurait très vraisemblablement l’effet inverse), et se contentent du statu quo.   

Pour aller plus loin

Oui, il faut simplifier les licenciements, ou plutôt les rationaliser, et le projet de loi est de nature à donner quelque assurance aux employeurs sur les conséquences des situations de difficulté dans lesquelles ils se trouveraient contraints de licencier.

La prévisibilité des conséquences du licenciement, matérialisée dans le projet de  loi travail par l’élargissement de la définition du licenciement collectif et la barémisation des indemnités pour rupture abusive, est loin d’épuiser le sujet de la peur de l’embauche. En particulier, les dispositions sur les obligations de reclassement, les restrictions à la liberté de licencier pour motif personnel et le formalisme imposé à tout bout de champ aux employeurs sous peine de sanctions forfaitaires, constituent incontestablement d’autres freins à l’embauche.

Ces freins sont d’autant plus importants lorsqu’ils concernent des petites entreprises, qui sont dépourvues de DRH et alors qu’il est déraisonnable d’imposer au chef d’entreprise la connaissance du code du travail dont l’illisibilité est partout reconnue. Alors, parce que le problème du chômage concerne avant tout ces petites entreprises, pourquoi ne pas tenter une réforme simple qui consisterait à simplifier considérablement la réglementation les concernant en matière de licenciement, à l’instar de la loi allemande ?

En Allemagne en effet, la loi sur la protection contre le licenciement (Kündigung schutzgesetz) n’est pas applicable aux entreprises d’habituellement moins de 10 salariés. Dans ces entreprises, aucun formalisme n’est exigé, il n’y a ni entretien préalable ni consultation du conseil d’établissement (Betriebsrat), et l’indication d’un motif de licenciement n’est même pas obligatoire. On n’a pas connaissance que cette disposition ait jamais fait scandale en Allemagne, et elle a même été durcie puisqu’elle ne concernait originellement que les entreprises d’au plus 5 salariés. Sans aller jusqu’à reprendre nécessairement la solution entière[5], une réforme de ce type pourrait faire l’objet d’une loi de validité temporaire d’un ou deux ans par exemple, période après laquelle l’opportunité de son renouvellement serait évalué ex post[6]. Les résultats sont quasiment garantis. Contre le chômage on n’a décidément pas tout essayé…

Le licenciement économique dans les petites et grandes entreprises chez nos voisins :

Au Royaume-Uni :

  • Dans les entreprises de moins de 20 salariés, aucune consultation (syndicat, délégué de personnel), ni aucun délai n’est nécessaire pour licencier un employé qui peut être remercié du jour au lendemain ;
  • Dans les entreprises de plus de 20 salariés, une consultation de 30 à 45 jours est obligatoire afin que l’employeur prouve le bien fondé du licenciement.

Concernant les indemnités, 2 années de travail au sein de l’entreprise donne droit à 1 semaine de salaire d’indemnisation, plafonnée à 614 euros (ensuite chaque année supplémentaire donne droit à 1 semaine de salaire d’indemnisation, toujours plafonnée à 614 euros). L’indemnisation totale est, elle, plafonnée à 18.500 euros.

Concernant la contestation, les salariés doivent s’acquitter de droits pour contester de 390 à 1.200 livres.

En Allemagne :

  • Dans les entreprises de moins de 10 salariés, les entreprises sont libres de licencier sans se justifier puisqu’elles ne sont pas soumises à la loi sur la protection contre les licenciements (Kündigungsschutzgesetz).

Pas d’indemnité, la seule obligation est le versement du salaire de la période de préavis.

  • Dans les entreprises de plus de 10 salariés, les conventions collectives de branche fixent les règles mais de plus en plus d’entreprises ont recours à des accords d’entreprise pour négocier directement avec les syndicats).

Concernant les indemnités, elles sont plafonnées à 12, 15 ou 18 mois selon l’ancienneté et l’âge du salarié (maximum atteint pour un salarié de plus de 55 ans et ayant plus de 20 ans d’ancienneté dans l’entreprise).


[1] « Simplifier les licenciements : une fausse bonne idée », tribune signée Bernard Gomel, Dominique Méda et Evelyne Serverin.

[2] En particulier à cause des obligations de reclassement et de formation des salariés faisant l’objet de licenciements économiques, telles qu’elles ressortent d’une jurisprudence aberrante des tribunaux.

[3] Phénomène très connu : en 2006 Alternatives économiques titrait déjà sur la « grande triche » des licenciements, et relevait que « les entreprises licencient de plus en plus leurs salariés pour motif personnel, afin de contourner la législation sur les licenciements collectifs ». Des entreprises comme Alcatel et Matra préféraient licencier pour faute inexistante et transiger sur les indemnités, ce qui leur revenait moins cher que de respecter la procédure sur les licenciements économiques. Ces licenciements ont été annulés par les tribunaux.

[4] Il est dommage que les mêmes données ne soient pas disponibles pour les autres pays cités, mais le commentaire du CEPEJ signale la France comme l’un des pays où le fonctionnement de la justice dans ces affaires est particulièrement lent.

[5] Le défaut d’indication de motif ne serait pas contraire à la convention 158 de l’OIT dont la France (mais pas l’Allemagne) est signataire. En effet l’article 2 prévoit la possibilité d’exclure sur justification du champ de la convention certaines catégories de travailleurs en fonction de la « taille de l’entreprise ». De toutes façons, si on estimait cette exclusion trop contraire à la tradition française, on pourrait par exemple limiter le contrôle du juge au caractère « réel » du motif invoqué, et non contraire aux dispositions d’ordre public en la matière, en excluant le contrôle du caractère « sérieux », c’est-à-dire de la détermination du caractère suffisant pour justifier du licenciement .

[6] Méthode souvent pratiquée dans les pays anglo-saxons sous le vocable de « sunset laws ».