Actualité

3 millions de jours de grève en France

Il n’existe pas de statistiques officielles et fiables des jours de grève en France et les dernières statistiques sur les journées de grève dans la fonction publique territoriale et dans la fonction hospitalière remontent à... 2008. Pour la fonction publique d’Etat, les statistiques se sont arrêtées en 2011 où 648.934 journées ont été perdues pour fait de grève, soit 329 jours pour 1.000 employés. Un chiffre à comparer aux 77 jours pour 1.000 employés perdus, pour fait de grève, dans le secteur privé la même année. La dernière étude 2015 de l’institut allemand WSI conforte ces chiffres en comptant 132 jours de grève pour 1.000 employés en France. Ainsi, on peut estimer qu’en moyenne, on compte entre 3 et 4 millions de jours de grève en France.

Alors que la France est entrée en 2016 dans ce qui ressemble à une longue période de conflits sociaux, avec déjà de nombreuses grèves nationales au compteur, il est temps que l’administration et les syndicats comptabilisent de façon concrète le nombre d'arrêts de travail pour fait de grève dans la fonction publique et dans le privé. Cela doit aussi permettre de préciser quels sont les secteurs les plus touchés par les grèves : le rapport Perruchot avait démonté que si, en 2009, les entreprises de plus de dix salariés avaient en moyenne déclaré 136 jours de grève pour 1.000 salariés, la fourchette allait de 11 jours de grève en moyenne dans la construction, 13 dans le commerce mais jusqu’à 597 dans le secteur « transports et entreposage » qui inclut notamment La Poste, la SNCF et la RATP. Un chiffre à garder en mémoire quand l’on sait que le coût d’un seul jour de grève dans les transports publics est de 300 à 400 millions d’euros selon Frédéric Gonand, professeur d’économie à l’université Paris-Dauphine.

Les Français font 8 fois plus grève que les Allemands

Au niveau européen, les statistiques les plus fiables sont celles du WSI (Wirtschafts und Sozial wissenschaftliches Institut), un institut proche des syndicats allemands qui suit les questions de négociations collectives. Chaque année, l’institut livre le nombre de jours de travail perdus en Allemagne pour fait de grève : 392.000 en 2014 pour 345.000 grévistes au total. Un chiffre anormalement bas pour ce pays où la grève reste très exceptionnelle, même si leur nombre a explosé en 2015 avec 2 millions de jours de grève pour 1,1 million de grévistes. En 2015, les 1,5 million de ces jours de grève sont dus à la grève des crèches publiques qui demandaient une revalorisation salariale. Un fait rare qui explique que malgré une année noire, l’Allemagne reste en bas de classement sur le nombre de jours de grève en Europe, seulement 15 jours pour 1.000 employés.

Source : Wirtschafts und Sozial wissenschaftliches Institut 

En effet, l’étude donne ainsi un nombre de jours de grève moyen par période (2005-2014) dans les principaux pays européens. Sans trop de surprise, la France s’y classe en première position avec 132 jours de grève pour 1.000 employés… mais ce chiffre est diminué car l’étude n’a pu prendre en compte que la période 2005-2013, probablement à cause du manque de sources fiables en France. Ainsi, aucune des grèves de l’année 2014 n’a été prise en compte comme la grève des sages-femmes du début d’année, la grève de 15 jours des pilotes d’Air France, la grève des professions libérales, la grève de la SNCF au moment des départs en vacances d’été, etc. La France reste donc la championne en titre du nombre de jours de travail perdus à cause des grèves en Europe.

Un droit de grève très souple et avantageux, surtout pour les syndicats et ceux « sous statut »

C’est dans le public que les jours de grève se cumulent de la façon la plus importante : en 1982, le nombre total de jours de grève dans le secteur public représentait 5% du total des grèves alors qu’il était de 62% en 2011. Une augmentation d’autant plus déraisonnable que la fonction publique bénéficiait, à l’origine, d’un droit de grève plus encadré car jugé incompatible avec les nécessités du service public et l’autorité de l’État. Une logique qui s’applique toujours en Allemagne, sauf qu’en France, l'encadrement des grèves s'est lentement mais sûrement affaibli. 

  • En 1950, le Conseil d’État juge qu’en l’absence de loi applicable, il appartient aux chefs de service de réglementer le droit de grève des fonctionnaires (sauf pour les CRS, les fonctionnaires de polices, l’administration pénitentiaire, la magistrature et les contrôleurs de la navigation aérienne) ;
  • En 1954, une circulaire de Pierre Mendès-France indiquait que, pour les fonctionnaires en grève, « toute cessation du travail pendant une fraction quelconque d'une journée donnerait lieu à la retenue de traitement pour la journée entière ». Elle a été contestée par le Conseil d'Etat et abandonnée dès 1960 ;
  • En 1981, une loi avait encore une fois tenté de durcir les répercussions salariales pour les fonctionnaires grévistes en augmentant la perte salariale par rapport à la durée de temps de travail perdue (suivant un barème, pour 1 heure de grève : 1/151,67ème de retenues, pour 1/2 journée de grève : 1/60ème et pour une journée : 1/30ème) mais cette mesure a été remise en cause par le Conseil constitutionnel en 1987. Depuis il n’existe pas de réglementation spécifique pour la fonction territoriale et hospitalière (qui s'alignent en théorie sur le privé : autant de pertes salariales que d'heures de travail perdues pour fait de grève) tandis que la fonction publique d’Etat prélève 1/30 de la rémunération mensuelle même si la durée de grève est inférieure à une journée.  

Sauf que... si le principe veut que les temps de grève ne soient pas rémunérés, dans les faits, des arrangements existent encore afin de ne pas pénaliser vraiment les salariés ou agents contestataires. Comment cela est-il possible ? Stéphanie Lecoq, experte en droit social à l'Institut supérieur du travail explique que la question du paiement des jours de grève fait « partie des discussions lorsque les syndicats vont négocier l'accord de fin de conflit avec la direction de l'entreprise. (…) Quand les centrales syndicales sont très fortes, comme c'est le cas à la SNCF, le protocole pourra prévoir le paiement partiel des jours »[1]. Une pratique déroutante alors que les syndicats se constituent également des « caisses de grève » dont les montants ont été évalués en 2010 par le rapport Perruchot. Il s’agit de réserves financières, souvent conséquentes, qui doivent être financées par les cotisations des adhérents au moment de la grève et qui servent à indemniser les pertes financières des employés grévistes. En 2010, au moment de la réforme des retraites et des grèves relatives, l’Union syndicale Solidaire avait réuni 92.815 euros, la CGT 368.000 euros mais c’est la CFDT qui sort du lot avec une véritable cagnotte de 138 millions d’euros[2].

Il faut dire que nos syndicats sont devenus experts dans l’art de faire grève et de faire plier les règles en leur faveur. Ainsi lors des grèves de 1995, la CGT décida d’affréter des trains entiers de la SNCF. La très lourde facture, plusieurs centaines de milliers de francs, n’étant pas réglée après plusieurs mois, les dirigeants de l’entreprise publique firent appel aux tribunaux et la CGT, bien que condamnée, n’a jamais eu à payer sa dette. En effet, le Code du travail prévoit que « les meubles et immeubles nécessaires aux syndicats professionnels pour leurs réunions, bibliothèques et formations sont insaisissables ». Et au sens large, les « meubles » incluent les comptes bancaires.

Trois exemples étrangers pour faire respecter un droit de grève encadré

En France, en 2007, a bien été institué le « service minimum » (mise en place d’un service garantissant la continuité du service public, négociation obligatoire avant le dépôt de préavis de grève, information préalable des usagers) mais cette loi n’a pas permis de rééquilibrer le rapport de forces. Cette mesure semble, en effet, bien timide par rapport à ce qui a été mis en place à l'étranger pour encadrer le droit de grève : 

En Australie, afin de rééquilibrer le rapport de forces entre les grévistes et les employeurs, il a été créé en 2008, un Fair Work Australia qui un tribunal arbitral spécialisé dans la résolution des conflits du travail. Pour commencer, il faut indiquer que la loi australienne oblige les signataires d’un accord d’entreprise à prévoir une méthode de résolution des litiges issus du travail. Dans ce cas, ce tribunal est investi de pouvoirs légaux, et notamment de médiations ou conciliations obligatoires, avec la possibilité de donner des injonctions, dont celle d’imposer aux parties un délai, généralement de 3 semaines pour s’entendre, faute de quoi le tribunal peut prendre des décisions exécutoires. Cette méthode de résolution des litiges permet d’assurer une balance plus équilibrée entre les intérêts en présence. En 2011, lorsque la compagnie aérienne Qantas, excédée par un conflit rampant lui ayant déjà fait perdre 50 millions d’euros, décide d’annuler l’ensemble de ses vols dans le monde entier, le gouvernement australien réagit immédiatement. Dès le lendemain, après une audience de 14 heures tout de même, la grève s’achève.

Au Royaume-Uni, depuis 1982, les grèves politiques et de solidarité ne sont plus protégées par la loi et les syndicats sont susceptibles d’être condamnés y compris à des dommages et intérêts s’ils appellent à une grève illégale.

En Allemagne, le droit de grève est interdit aux fonctionnaires sous statut, devoir de réserve et continuité du service public obligent. Ensuite, la grève dans le privé n’est légale que si elle porte sur les conditions de travail définies dans les conventions d’entreprise ou de branche. Toute grève politique contre des lois votées au Parlement ainsi que toute grève de solidarité peuvent être sanctionnées par une mesure de licenciement. Enfin, l’exercice du droit de grève est enserré dans des procédures extrêmement strictes, pour des durées très limitées et pour une partie seulement du personnel. Enfin, les statuts des syndicats prévoient généralement que ceux-ci s’engagent à rémunérer leurs syndiqués grévistes sur les fonds de leurs caisses de grève.  

Propositions de la Fondation iFRAP pour encadrer le droit de grève et limiter les abus :

  • Tenir les statistiques du nombre de jours de grèves dans les 3 fonctions publiques et dans le secteur privé et en publier les statistiques tous les ans.
  • Dans le privé, éviter les grèves « otages » où une minorité parvient à bloquer l’activité de l’entreprise. L’idée serait de n’autoriser une grève que si les salariés l’approuvent par vote secret à 75% des effectifs. En France le taux moyen d’approbation d’une grève dépasse rarement les 15% aujourd’hui.
  • Dans le public, interdire les grèves politiques et limiter le droit de grève pour les agents en charge d’une mission de service public et ce, quel que soit leur statut public ou privé (contractuels ou statutaires). Et comme dans le privé, n’autoriser une grève que si les agents du service ou de l’administration l’approuvent par vote secret à 75% des effectifs.

[1] Le Figaro, juin 2014

[2] Explication de la trésorière de la CFDT dans le rapport Perruchot, il s’agit d’une obligation statutaire du syndicat qui prévoit de pouvoir permettre « à tout adhérent CFDT, à un instant « t », de se mettre en grève pendant dix jours d’affilée et d’être indemnisé par cette caisse. L’indemnisation est de 18 euros par jour. Multipliés par le nombre [des] adhérents, sur la base de douze cotisations annuelles, cela […] donne un montant global de 100 millions d’euros ».