Actualité

L'envolée irrépressible de la TICPE (taxe carbone)

L’actualité va devoir imposer de s’occuper de la taxe carbone (ou contribution climat – énergie, CCE). Une taxe que le ministre de l’écologie démissionnaire voulait augmenter fortement, au-delà des prévisions du cadre législatif actuel. Une taxe dont le principal instrument, la TICPE, représente la quatrième ressource fiscale de l’Etat, et dont les recettes devraient être affectées en premier lieu à l’entretien du réseau routier, dont un rapport vient de nous rappeler la grave insuffisance. Nous avons ainsi trois problèmes essentiels à régler : la hausse quasi vertigineuse et bientôt insupportable de la CCE, son inefficacité en tant que taxe « pigouvienne » à influer sur la consommation de produits énergétiques polluants, et le détournement de l’utilisation de ses recettes.

La TICPE, instrument essentiel de la taxe carbone

Contrairement à ce qu’une analyse trop rapide ferait croire, l’usage de la route n’est absolument pas gratuit. Il est même très coûteux. Indépendamment des péages autoroutiers ou payés en contrepartie du franchissement d’ouvrages d’art, et comme il n’est pas possible d’installer des péages partout, un ensemble impressionnant de pas moins de 10 taxes, pour un montant total de plus de 40 milliards, aboutit indirectement au même résultat, en taxant le carburant nécessaire aux véhicules.

Le montant de la contribution climat énergie, actuel… et à prévoir.

Ainsi, Les carburants rapportent en taxes à l’Etat au total en moyenne 60% de leur prix total, autrement dit pour 100 de prix hors taxes l’Etat encaisse 150, principalement au titre de la TICPE. La TICPE, quatrième ressource fiscale de l’Etat, contribue quant à elle pour 31,5 Mds sur 40,8 Mds (77%) aux recettes tirées de la route. La TICPE, dont l’origine remonte à 1928 (la TIP à l’époque) à l’organisation du raffinage en France, a servi à l’entretien des routes, puis est devenue une « taxe pigouvienne » afin de lutter contre la consommation d’énergies fossiles, destinée à orienter la consommation à la baisse, surtout à partir de 2014 en intégrant la « contribution climat-énergie » ou taxe carbone.

L’évolution de cette dernière promet d’être vertigineuse. De 7 € la tonne de CO2 en 2014, elle est montée à 44,60 euros en 2018, et doit passer à 55 euros en 2019 pour atteindre 86,20 euros en 2022. Le cadre actuel prévoit que la taxe atteindra 100 euros en 2030[1], mais au rythme actuel cette valeur sera atteinte en 2024… En 2008, la commission fonctionnant dans le cadre du Conseil d’analyse stratégique évoquait une fourchette de 150 à 350 euros en 2050, pour seulement diviser par quatre les émissions de gaz à effet de serre à cette date (au lieu de les éliminer complètement). En prenant en considération le rapprochement des prix de l’essence et du gazole, la hausse de 2017 à 2022 devrait être de 12,73 centimes par litre d’essence et de 25,16 centimes pour le gazole. Le rendement supplémentaire total s’élèverait alors à 3,3 milliards en 2018 et 12,1 milliards en 2022 pour la TICPE. Si l’on tient compte de la contribution climat énergie dans son ensemble, il faut ajouter la TICGN (gaz naturel), soit 600 millions en 2018 puis 3 milliards en 2022, donc au total 15,4 milliards à échéance 2022, ce qui est considérable[2].

Les incohérences et contradictions de la contribution climat Energie

  1. Une attaque pouvant devenir insupportable sur le pouvoir d’achat et un facteur d’inflation.

La CCE commence à peser lourdement sur le pouvoir d’achat des Français, et à représenter un facteur très notable de l’augmentation des prélèvements obligatoires. Concernant principalement les carburants par la TICPE, son évolution a été jusqu’à présent camouflée derrière la baisse du prix du pétrole brut, ce qui fait qu’à l’heure actuelle le prix final des carburants ne dépasse pas le niveau qu’il avait atteint en 2014. Mais la tendance du prix du brut s’est inversée, et d’autre part, même à supposer que le prix du brut reste stable, l’évolution de la TICPE doit faire qu’en 2022 les Français auront dû supporter une augmentation de 12 milliards des prélèvements, plus 3 milliards pour le gaz. Il faut ajouter à ces chiffres l’impact de la TVA puisque cette dernière s’applique à la TICPE (taxe sur taxe !). De plus, s’agissant d’un impôt indirect, la CCE a un effet immédiat sur l’inflation. C’est ainsi que l’INSEE a calculé en juin de cette année que l’augmentation de la CCE avait contribué, avec l’augmentation des taxes sur le tabac, à 0,5 point d’inflation.

Comment les Français pourront-ils accepter de telles augmentations, alors que la crainte de la baisse du pouvoir d’achat constitue une préoccupation majeure pour eux, et dans le contexte des promesses gouvernementales de ne pas augmenter les prélèvements obligatoires ? On relèvera d’ailleurs qu’une partie des recettes complémentaires de la CCE servira à financer le chèque énergie, versé sous condition de ressources aux catégories les plus pauvres de la population, et représentant 800 millions en 2018. Mais ce montant va devenir très vite insuffisant. La CCE deviendra alors un élément de la fiscalité redistributive, ce qui n’est pas son objectif actuel (voir ci-dessous).

La question heurte aussi l’actualité politique, avec la démission du ministre de l’Ecologie, qui avait plaidé à l’automne dernier en faveur d’une forte augmentation de la taxe carbone. Les Français, qui ont exprimé leur regret de ce départ, ont-ils seulement conscience que l’écologie passe essentiellement par cette augmentation des prélèvements obligatoires ?

  1. Une taxe « pigouvienne » ??

La taxe carbone est assimilée à une taxe pigouvienne, à savoir un instrument de modération de la consommation qui n’est pas critiquable dans son principe ; mais encore faut-il que les taxes méritent cette appellation, c’est-à-dire qu’elles soient des accises, basées sur la consommation, et d’autre part qu’elles soient efficaces pour diminuer cette consommation. L’exemple le plus typique de taxe pigouvienne étant la fiscalité sur le tabac.

Les taxes pigouviennes sont-elles efficaces pour diminuer la consommation ? On peut en douter pour la TICPE. La consommation de carburants automobiles par les particuliers a certes diminué, de 5% entre 2004 et 2016, mais à quoi l’attribuer ? La part du diesel, moins consommateur, a augmenté, et surtout, pendant le même temps, tous carburants confondus, la consommation moyenne par voiture particulière a diminué de 12%. Difficile dans ces conditions de croire à l’efficacité de la taxe. Le problème est que l’automobile est devenue un bien de première nécessité dont l’utilisation est incompressible. Idem pour l’ensemble des produits énergétiques, on en voit la preuve dans l’institution du chèque énergie :  drôle de paradoxe de voir l’Etat favoriser la consommation de ces produits par certains, au moyen de taxes prélevées sur les autres dans le but de freiner cette même consommation ! La bonne stratégie n’est pas de distribuer des cadeaux pour atténuer la douleur d’une mesure que l’on veut justement dissuasive, elle est d’informer pleinement le citoyen pour qu’il modifie son comportement. Et là, tout reste à faire.

L’OCDE a quant à elle critiqué l’insuffisance de la taxe carbone dans le monde pour atteindre les objectifs de diminution de la pollution par le CO2, relevant dans son rapport 2018 que « l’alignement des prix de l’énergie avec les coûts du changement climatique et de la pollution de l’air est essentiel à une action efficace, et il est urgent de mettre en place des améliorations importantes ». L’OCDE relève aussi que la taxe carbone ne pèse quasiment pas sur le secteur non routier, alors que celui-ci représente 95% de l’utilisation des produits énergétiques (étant entendu que ce chiffrage concerne l’ensemble des pays membres de l’OCDE).

La vérité est que, pour obtenir un effet notable, la taxe pigouvienne doit atteindre des taux très importants. La taxe sur le tabac est un bon exemple. Il a fallu que le prix du paquet de cigarettes se situe entre 9 et 12 livres au Royaume-Uni pour obtenir un effet important sur la consommation. On en est encore loin en France. Mais, comme le chèque énergie le démontre, il n’est pas possible de faire de même pour la consommation de biens aussi essentiels que l’essence, le fioul ou le gazole, sauf peut-être pour certaines utilisations particulières. La solution ne pourra se trouver que dans le progrès technique, et en attendant l’Etat se trouvera pris dans ses contradictions. Si l’Etat veut véritablement justifier et rendre acceptable une action forte sur la consommation des produits énergétiques, il est urgent qu’il développe une forte action pédagogique. Il est souhaitable que le chef de l’Etat lui-même s’en saisisse.

  1. Des recettes détournées de leur(s) finalité(s).

La route est un service public. La première utilisation des taxes provenant de la route est donc logiquement d’assurer l’entretien correct du réseau routier. Ce n’est pas le cas. La seconde utilisation pourrait en être d’augmenter les crédits de la transition énergétique, ce qui serait en ligne avec la qualification de taxe pigouvienne que l’on donne depuis 2014 à la TICPE. Voyons cela dans le détail.

L’Assemblée nationale, dans son rapport sur le projet de loi de finances pour 2018, relève que les recettes supplémentaires ne sont pas affectées à la hausse des crédits de la transition énergétique (sauf à hauteur de 184 millions), non plus qu’aux crédits alloués aux infrastructures routières, sauf pour environ 200 millions. L’assemblée en conclut que « La hausse de la taxe carbone est donc avant tout mise en oeuvre dans une logique de rendement budgétaire, au profit du budget général de l'État. Entre 2014 et 2016, la hausse des produits de la fiscalité énergétique a principalement servi à compenser une partie du coût du crédit d'impôt pour la compétitivité et l'emploi (CICE) ».

Pour dire les choses plus clairement, la taxe carbone est donc un moyen hypocrite de remplir les caisses de l’Etat, et entraîne une forte pénalisation de la circulation automobile sans assurer l’entretien correct du réseau routier. Elle n’est pas non plus utilisée pour favoriser la transition énergétique[3].

Les travaux de l’économiste Yves Crozet montrent qu’en 2015 l’Etat a perçu 26,4 Mds au titre de la TICPE (hors TVA), dont il a conservé la moitié, cependant que, notamment, 6,4 Mds ont été transférés aux régions pour les aides aux entreprises, et 5,4 Mds aux départements pour faire face aux dépenses du RSA. Nous avons donc un parfait exemple de « matelas d’eau ». La TICPE avait pour affectation parfaitement justifiée l’entretien des routes. Avec le temps, la TICPE est venue, tout en augmentant par l’absorption de la contribution climat énergie, gonfler le financement d’un ensemble d’autres affectations, ce qui a naturellement pour résultat de dégonfler le matelas des sommes consacrées à l’entretien des routes. C’est ainsi que, selon Yves Crozet, les dépenses d’investissement des administrations publiques locales sont passées de 10,5 à 7,7 milliards d’euros, soit une baisse de 26,6 %, alors que dans le même temps les recettes publiques provenant de la route ont progressé de 3 milliards (+8 %).

Au total, avec 15 milliards, dont seulement 2,3 milliards pour les administrations centrales, les dépenses routières sont le parent pauvre des bénéficiaires d’une fiscalité qui rapporte plus de 40 milliards.

L’actualité estivale s’est chargée de tirer la sonnette d’alarme : presque au même moment que le drame du viaduc de Gênes, un rapport confié par le gouvernement à des experts internationaux est venu attirer l’attention sur le délabrement du réseau routier national non concédé français, y compris ses ponts. Ce réseau de 12.000 km (1,1% du réseau total[4]), bénéficie chaque année de 666 millions de dotation d’entretien, et il faudrait selon le rapport lui consacrer 1,3 milliard par an jusqu’en 2037 pour seulement le maintenir dans l’état déjà dégradé dans lequel il se trouve actuellement.

Comme tout s’enchaîne, la ministre Elisabeth Borne vient de faire part de ses réflexions sur l’éventualité d’une… nouvelle écotaxe poids lourds, afin de faire face à ces dépenses d’entretien. D’où évidemment une protestation appuyée de la FNTR pour laquelle il n’est pas question de revenir à l’écotaxe, abandonnée en contrepartie d’une augmentation de 4 centimes sur le gazole, ni sur le rabotage du remboursement partiel sur la TICPE obtenu par le transport routier. Il est difficile de donner tort aux transporteurs routiers, qui voient -comme le reste de la population- l’augmentation des taxes sur les carburants, et donc du prix de ces derniers, tomber dans le tonneau des Danaïdes du budget de l’Etat, pour payer notamment CICE et RSA, et se voir donc imposer de nouveau pour l’entretien d’un réseau routier non satisfait par l’utilisation des taxes précédentes.

Conclusion

Le gouvernement va se trouver acculé dans une impasse, à la fois dans l’impossibilité d’augmenter la TICPE dans les proportions annoncées, mais dans la nécessité de le faire et même d’aller au-delà pour atteindre les objectifs écologiques qu’il devrait se donner, et dans la nécessité de remplir son obligation d’entretien du réseau routier. Un effort considérable d’explication et de pédagogie s’impose pour justifier le reniement de son engagement de ne pas augmenter les prélèvements obligatoires, et aussi pour expliquer ses choix relatifs aux dépenses publiques.

En ce qui concerne la CCE particulièrement, le gouvernement devra aussi donner suite à la remarque de l’OCDE critiquant le fait que la quasi-totalité de l’assiette de la taxe carbone porte sur le secteur routier alors qu’il ne représente que 5% des émissions de carbone (chiffre à adapter au cas particulier de la France). Il est trop facile de considérer le carburant automobile comme la vache-à-lait des ressources fiscales, et de ne pas taxer les autres sources d’émissions de CO2 au prétexte que ce serait trop impopulaire, et de plus cela serait insuffisant pour atteindre l’objectif écologique voulu. Certes, ce serait une révolution, au risque d’une révolte… mais l’heure n’est-elle pas grave ?


[1] Il n’est pas clair que cette valeur doive être atteinte en euros constants plutôt qu’en euros courants.

[2] Source : rapport de l’Assemblée nationale sur le projet de budget 2018.

[3] Il n’est pas pour autant question de faire de la TICPE une taxe affectée (ITAF). Les ITAF, dont le rendement est de 88 milliards en France, sont utilisées pour le financement de la protection sociale, et sont des exceptions contraires à la règle de non-affectation des ressources de l’Etat, exceptions critiquées car elles font échec au contrôle de l’Assemblée nationale. Il est seulement question de considérer la TICPE comme finançant en priorité l’entretien des routes à son niveau correct ainsi que la transition énergétique.

[4] Le réseau routier français se compose de :

  • 673 000 km de routes et rues gérées par les communes (62,6 % du réseau)
  • 379 000 km de routes gérées par les départements (35,3 % du réseau)
  • 12 000 km de routes gérées directement par l’État (1,1 % du réseau, dont 7 000 km d’autoroutes ou 2x2 voies)
  • 9 000 km d’autoroutes gérées par des sociétés concessionnaires (0,8 % du réseau)