SNCF : le ferroviaire en perdition
Dans le domaine ferroviaire, le printemps et l'été 2016 vont être explosifs. Plusieurs étapes cruciales sont à venir d'ici juillet : négociation sociale sur les conditions de travail, audit parlementaire sur la dette. Et les résultats financiers, fortement négatifs, vont alerter les investisseurs. L'occasion de se rendre compte que l'Etat stratège vanté dans la réforme ferroviaire de 2014 a complètement failli dans sa mission. Et qu'il ne reste plus d'autres options que de préparer très vite l'ouverture à la concurrence sous peine de laisser ce secteur en ruines.
Ce 9 mars, la SNCF était en grève. La mobilisation a touché selon la direction 35% des salariés de l'entreprise. Les revendications des grévistes ne concernaient pas la loi travail mais l'emploi, les salaires et les conditions de travail. Derrière cette banderole "fourre-tout", il s'agissait pour les syndicats de s'unir et de peser face à l'ouverture à la concurrence qui se profile dans le ferroviaire. Avec en ligne de mire la négociation sociale sur le décret socle qui doit aboutir d'ici l'été 2016 et dont l'objectif est d'harmoniser les conditions de travail entre l'opérateur historique et les nouveaux entrants. Au menu, les conditions de travail et en premier lieu, le temps de travail, Guillaume Pépy ayant déclaré vouloir s'attaquer aux 35 heures et revoir l'organisation des jours de repos. Les syndicats SNCF ne veulent pas en entendre parler et souhaitent que les opérateurs privés s'alignent sur leur statut (à l'image de ce qui a été fait avec les électriciens et les gaziers). Mais les entreprises privées ne peuvent supporter pareilles conditions d'exploitation des services de transport.
Un contexte financier et institutionnel tendu
La négocitation s'ouvre donc dans un contexte tendu, particulièrement pour la SNCF. Dans le domaine judiciaire d'abord avec les enquêtes sur les accidents de Brétigny et d'Alsace et les nombreuses révélations intervenues dans la presse. On pourrait citer également l'accident de Danguin près de Pau qui a fait une quarantaine de blessés.
Financier ensuite : les comptes 2015 seront marqués par la dépréciation de 12 milliards d'euros d'actifs. Des dépréciations que Jacques Rapoport, président démissionnaire de SNCF-Réseau et Guillaume Pépy, président de SNCF Mobilités, justifient par des normes comptables qui s'appliquent à toutes les entreprises pour mesurer la rentabilité financière d'un actif.
Pour la partie Mobilités, c'est la concurrence de l'autocar et du covoiturage qui oblige à revoir les perspectives de trafic et à développer des offres "low cost" type Ouigo. Du coup, la SNCF a choisi de déprécier ses rames TGV pour 1 milliard d'euros. La SNCF anticipe également que l'exploitation de la LGV Tours-Bordeaux sera déficitaire et applique également une dépréciation d'1 milliard d'euros. Pour la partie Gares et Connexions, la décision de l'Arafer de bloquer l'augmentation des tarifs a conduit à passer une provision de 450 millions d'euros. Et pour la partie Réseau, c'est une provision pour dépréciation de 10 milliards d'euros qui est appliquée : en cause, une révision des prévisions de croissance des péages sur les 15 prochaines années, la direction expliquant que "l'ex-RFF avait tendance à être très optimiste".
Un montant extraordinaire mais "de pures écritures comptables" selon les responsables de l'EPIC. "Elles n'ont pas d'impact concret. Elles ne changent pas un euro, ni sur le budget 2016 ni sur les suivants". Mais ces dépréciations ce sont tout d'abord pour des entreprises nationales, une partie de la richesse des Français qui s'envole. Et leur impact sur les comptes (12 milliards de pertes) va forcément influencer l'opinion des investisseurs. Actuellement, comme on peut le lire sur le site de la SNCF, celle-ci bénéficie de la confiance que les agences ont d'un soutien de l'Etat en cas de besoin.
Standard and Poor's : We understand that, if needed, extraordinary state support would most likely be provided directly to SNCF Réseau an SNCF Mobilités rather than through SNCF. Moody's : Our assessment of a very high probability of extraordinary financial support from the French government reflects (1) SNCF Mobilités' strategic role as the current dominant provider of public railway services in France that are perceived as central to the core missions of the state; (2) SNCF Mobilités' legal status of EPIC and its 100% ownership by the French State; and (3) strong financial support provided by the government in the past when needed, as evidenced by the 2009 transfer of unfunded pension commitments to a third independent entity, which relieved the group of a significant financial burden. |
Le problème n°1 : 45 milliards d'euros de dette
Néanmoins le contexte institutionnel pourrait évoluer : la loi sur la réforme ferroviaire de l'été 2014 avait prévu que dans un délai de deux ans le gouvernement remette au Parlement un rapport relatif aux solutions qui pourraient être mises en œuvre afin de traiter l’évolution de la dette. Ce qui signifie que la situation financière des trois EPIC constitués à cette occasion, l'EPIC de tête SNCF et les deux EPIC, SNCF Réseau et SNCF Mobilités, sera scrutée de près par les parlementaires, là aussi d'ici l'été. Car la dette continue de filer : elle est passée d'un peu moins de 20 milliards d'euros en 1990, à 40 milliards d'euros en 2000, et à 45 milliards en 2015 et elle est estimée pouvoir atteindre 60 milliards en 2025. Et cela sans compter les 13 milliards d'euros annuels de subventions au secteur.
La dette de la SNCF reste aussi sous la menace d'un changement de statut que pourrait imposer Bruxelles. La Cour de justice de l'UE avait estimé en 2014 que la garantie de l'Etat à La Poste pouvait être assimilée à une aide illicite d'Etat et justifiait un changement de statut. Le changement de statut d'EPIC en SA de La Poste avait résolu cette affaire mais le problème reste entier pour les autres EPIC. La maîtrise de la dette sera donc au coeur de l'examen parlementaire. D'autant plus que l'Etat ne souhaite pas que la dette soit requalifiée en dette publique, comme en 2014 pour 10 milliards d'euros.
Pour retrouver des marges de manœuvre, SNCF Réseau voudrait augmenter ses tarifs des péages pour financer la rénovation du réseau. Mais l'augmentation a été censurée pour 2017 et 2018 par l'Arafer (le gendarme du rail) pour cause de hausse excessive qui pénaliserait l'opérateur. De son côté, l'activité TGV aurait besoin d'une baisse des tarifs des péages. Mesure impossible à mettre en place pour SNCF Réseau fortement endettée. Un des moyens pour sortir de cette impasse serait d'accepter que plus de trains circulent sur le réseau français mais il faut pour cela accélerer l'ouverture à la concurrence. Et stopper la mise en place de nouvelles lignes LGV. Pourtant à l'automne le gouvernement a accepté de mettre en place la LGV Bordeaux Toulouse et Bordeaux Dax alors que la rentabilité est loin d'être établie. Et hier, à l'occasion du sommet franco-italien, le gouvernement a relancé le projet Lyon-Turin (coût total de 25 milliards d'euros, dont 8 milliards pour le tunnel de base), alors que les oppositions sont nombreuses...
Le ferroviaire en perdition
Les parlementaires attendront donc des responsables de la SNCF des engagements précis pour renforcer les perspectives du groupe. A ce sujet le président de la SNCF s'est voulu rassurant estimant que le chiffre d'affaires continue de progresser. Et de citer Systra, Keolis et Géodis : or il s'agit d'activités ferroviaires qui se sont développées soit à l'international (Kéolis) soit en dehors du ferroviaire (Géodis, Systra).
Pour le reste, Fret SNCF est toujours dans le rouge. Les "nouveaux" entrants, si l'on peut dire dans le transport ferroviaire de marchandises, puisque le marché est ouvert maintenant depuis 10 ans, réalisent 40% du trafic mais dans un marché qui ne cesse de se tarir. Les opérateurs se plaignent notamment que le réseau secondaire sur lequel ils opèrent ne soit plus entretenu par SNCF Réseau qui n'en a plus les moyens. Malgré les "grands plans nationaux en faveur du renouveau du fret" et des engagements en faveur de la transition énergétique, plus que jamais c'est le camion qui se développe.
Pour le trafic de voyageurs, c'est la même logique qui est à l'œuvre. Les trains d'équilibre du territoire étaient fortement déficitaires. Depuis plusieurs années, pourtant des opérateurs privés réclamaient de pouvoir procéder à des appels à manifestations d'intérêt pour pouvoir reprendre des liaisons et leur redonner vie grâce à une réforme des process et une meilleure productivité. L'Etat a fermé la porte à cette proposition, y compris l'année dernière à l'occasion de la présentation du rapport Duron. Aujourd'hui il semble prêt à ouvrir certaines lignes mais cette décision arrive bien tard et surtout dans des conditions financières extrêmement risquées (trains de nuit seulement).
Cette semaine a également vu la mobilisation des élus des villes moyennes qui dénoncent une réduction des dessertes par la SNCF : réduction des trains Corails, réduction des arrêts de TGV. Là aussi, parce que la rentabilité de la SNCF est insuffisante, les liaisons sont supprimées, et les élus réclament une discussion avec le minstère des Transports pour établir un schéma de desserte national. Ce sont aussi les responsables d'exécutifs régionaux qui se plaignent de la mise en oeuvre défaillante des conventions TER avec la SNCF alors qu'elles subissent une "inflation ferroviaire" (hausse annuelle des tarifs) de près de 5%.
Dans chacun de ces domaines, l'Etat constate l'affaiblissement généralisé de l'offre ferroviaire. Mais plutôt que de lui donner une chance en ouvrant à la concurrence, il refuse de laisser à d'autres opérateurs les moyens de montrer que d'autres conditions d'exploitation sont possibles. Pendant ce temps, l'avion low cost, le covoiturage ont récupéré des parts de marché du ferroviaire. Même l'autocar avec l'aide de l'Etat fait un début fracassant : selon France Stratégie "sur la base des données fournies par les compagnies d'autocar, six mois après l'ouverture (à la concurrence), 1.300 emplois directs auraient été créés et environ 1,5 million de passagers transportés". Et la SNCF est d'ailleurs parmi les premiers opérateurs avec Ouibus. En Allemagne, où le marché de l'autocar a été ouvert dès 2013, le ferroviaire a accusé le coup : la DB estime à 120 millions d’euros l’impact sur son bénéfice de cette nouvelle concurrence et a redoublé d'efforts, notamment sur les prix, pour se maintenir. En France, attendre encore 2022 pour ouvrir à la concurrence est donc dangereux car le marché sera définitivement affaibli par la dette, les dépréciations, le statut et la concurrence intermodale.
L'Etat stratègeA l'occasion de la présentation de la réforme ferroviaire en 2014, Matignon avait déclaré "La loi portant réforme ferroviaire adoptée à l’été 2014 fonde l’avenir du service public ferroviaire pour le moderniser en profondeur. (...) Le Gouvernement réaffirme le rôle de l’État, stratège national, tout en consolidant les prérogatives des régions qui sont les autorités organisatrices de transport dans les territoires. Cette réforme apporte une réponse aux enjeux de qualité du service public, de coût et de soutenabilité financière, dans l’intérêt des usagers et des territoires". Deux ans après la mise en œuvre de la réforme tout reste à faire... |